Jean-Luc Nancy, l’élan d’une vie et de sa mort… (0)
Le JEU 21 OCT 2021
le SAM 09 OCT 2021
« La
bonne démarche consiste à associer les pensées mortes aux vivantes et à
reconnaître l’importance des deux. Très tôt, je me suis senti appelé à servir
les pensées vivantes, et de toute ma vie, je n’ai pu faire autre chose que
défendre les mortes contre les malentendus des vivantes. » Robert Musil,
L’homme sans qualités.
Cette seule citation de L’homme sans qualités donne
un aperçu du travail philosophique et des combats qui ont nourri l’oeuvre de
Jacques Bouveresse, qui vient de nous quitter. Face au succès de
l’antirationalisme, du relativisme et d’une métaphysique réactionnaire,
Bouveresse n’a cessé de défendre la raison, les Lumières et le réalisme. Dans
ces choix et ces positionnements, l’enjeu fut toujours de défendre ce qui lui
semblait injustement attaqué. Il s’identifiait d’ailleurs assez fréquemment à
des figures comme celle de Karl Kraus, qui représentait pour lui « l’homme
de la juste colère ». C’est ce sentiment d’injustice et de malhonnêteté
qui lui a dicté nombre de ses ouvrages, motivés par ce qu’il appelait des
« émotions rationnelles ».
Passionné de musique et de littérature, mais aussi de
sciences, au sujet desquelles il éprouvait le regret de ne pas avoir
suffisamment de connaissances, il héritait d’une culture encyclopédique et de
l’universalisme des philosophes des Lumières. C’est pourquoi il refusait, non
sans malice, les impératifs académiques de la spécialisation et l’organisation
institutionnalisée des champs disciplinaires.
Ses nombreux travaux sur Musil témoignent de ce souci de questionner les
frontières, en l’occurrence, entre philosophie et littérature, ne sacrifiant
toutefois jamais l’exactitude à la profondeur, se gardant de succomber au
vertige de l’analogie.
Jacques Bouveresse vient de s’éteindre et il laisse orphelin
toute une génération de chercheurs marquée par son œuvre et sa conception de la
philosophie. Je n’appartiens pas à la génération des « élèves » de
Bouveresse, qui ont prolongé pour les uns, les études wittgensteiniennes qu’il
a introduites en France, pour les autres, ses travaux sur le rationalisme et la
connaissance. Je fais partie de la « seconde génération », celle des
élèves de ses élèves qui n’en finissent pas d’hériter de sa pensée.
Bouveresse, c’est d’abord un style d’écriture philosophique,
habité par l’exigence de clarté conceptuelle, de rigueur et de précision. Une
écriture modeste, adoptant le principe de la citation, pour énoncer avec pudeur
ses propres thèses et arguments.
Bouveresse, c’est aussi une éthique de la philosophie, soulignée par son refus
de s’ériger en « maître » de qui que ce soit. A rebours des postures
de séduction, il s’est donné pour tâche de définir une philosophie décente,
contre les illusions et les formes de domination produites par les philosophes
eux-mêmes. Ce qui me vient à l’esprit lorsque je repense à ses exigences, c’est
la probité, vertu intellectuelle aussi bien que morale. Même sa défense du
réalisme s’ancrait dans des motifs éthiques, ceux de faire droit à la réalité
des expériences vécues, notamment celles de la souffrance.
Comme les positivistes du Cercle de Vienne, qu’il appréciait
malgré ses désaccords, il était soucieux de ne pas s’en laisser conter,
d’opérer une déflation permanente des discours un peu trop gonflés. C’était
aussi pour lui un héritage familial, celui du « bon sens paysan », de
ce sens commun dont il ne s’est jamais départi, le tenant en bien plus haute
estime que bien des discours philosophants. Imprégné par l’oeuvre de Musil, il
aimait convoquer l’image des « baudruches métaphysiques »,
pourfendant avec ironie les enthousiasmes démesurés. Il martelait l’idée,
sonnant comme un mantra à mes oreilles, que « le pied le plus bas est
aussi le plus sûr ». Il veillait à ne pas pratiquer une philosophie
hors-sol et à revenir sans cesse, presque laborieusement, au concret et à la
réalité ordinaire.
Le Bouveresse que j’ai connu était plutôt musilien que
wittgensteinien, prenant au sérieux la littérature, le romanesque, convaincu
que les œuvres de Musil représentaient une contribution philosophique plus
précieuse que celles de nombreux philosophes de la tradition usuelle. Il aimait
le léger décalage ou décentrement de la culture autrichienne, sa tonalité ironique,
qu’il a largement insufflé à son oeuvre. Le Witz de Bouveresse, entre
critique rationaliste et quête de sens.
Dans ces années-là, je me souviens d’un Bouveresse partagé
entre les pensées vivantes et les pensées mortes, écrivant avec minutie, malgré
tout dans une certaine urgence, des livres sur la connaissance en littérature,
sur la religion et la foi. Et sur le face à face de l’athée avec la mort. De
l’homme, je ne partagerai que la grande bienveillance, les encouragements à
l’adresse des jeunes chercheurs et la simplicité.
Aujourd’hui se pose à nous la question de savoir comment
nous héritons de cet immense philosophe que fut Bouveresse. Il suivait avec une
curiosité réjouie les chemins buissonniers que prenait ma façon de m’approprier
son souci de la précision et du réalisme, et bien d’autres choses encore. J’ai
choisi, son sous regard bienveillant, le pied le plus bas, en
développant ce que j’aime appeler une philosophie de terrain, analysant les
usages du langage dans les campements de migrants et autres jungles. Je crois
que cela l’amusait beaucoup de voir comment se déployait sa postérité légitime
et illégitime. Nous n’avons pas encore pris la mesure de notre dette à l’égard
de Bouveresse, des traditions hétérodoxes qu’il nous a fait découvrir, du type
de réalisme qu’il a façonné, de la manière dont il nous a, pour beaucoup,
libéré d’un certain antirationalisme qui s’imposait comme une mode
philosophique postmoderne et réconcilié avec la raison. Il nous incombe de
faire ce travail et de poursuivre son combat pour la vérité.
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